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25 janv. 2024

Climat : rendre des comptes aux populations locales

Une Banque plus grande, c'est aussi mieux servir les communautés touchées par le changement climatique

The World Bank

Wind turbine farm, Tunisia. Photo: © Dana Smillie/World Bank, CC BY-NC-ND 2.0 DEED

Par Rabi Thapa

Lors des assemblées annuelles du Réseau des mécanismes de redevabilité indépendants (IAMnet) qui se sont tenues à Londres en 2023, les participants ont abordé pour la première fois le sujet du changement climatique. L'une des sessions a eu pour but de considérer si les institutions financières internationales (IFI) disposent de dispositifs de sauvegarde adéquats pour les projets qui ont un impact sur le changement climatique, et si les mécanismes de redevabilité sont prêts à faire face à l'augmentation prévisible du nombre de plaintes à ce sujet.

Comme cela a été discuté lors de la COP28, il n'y a jamais eu de moment plus crucial pour envisager les moyens d'éliminer progressivement les combustibles fossiles et pour mettre davantage l'accent sur les projets d'atténuation du réchauffement du climat et d'adaptation à ses effets. La Banque mondiale a déclaré que « le changement climatique, la pauvreté et les inégalités sont des enjeux déterminants de notre époque » et, selon un récent communiqué de presse, elle prévoit de consacrer 45 % de ses financements annuels à des projets liés au climat sur l'exercice 2025.

La redevabilité doit relever un défi : suivre le rythme de l'évolution vers une Banque mondiale « plus grande et plus efficace », tant en ce qui concerne les plaintes associées aux projets de développement conventionnels, y compris l'extraction des minéraux nécessaires à la transition énergétique, que les projets d'énergie renouvelable tels que les parcs éoliens et solaires. La question de la redevabilité et de la transparence a été évoquée lors de la COP28 de cette année, mais les débats se sont concentrés sur les flux financiers plutôt que sur la reddition de compte relative à chaque projet, vis-à-vis des communautés subissant la dure réalité du changement climatique.

Or, les plaintes visant des projets concernent de plus en plus les impacts liés au climat. Le Programme de gestion du littoral ouest-africain (également connu sous son acronyme anglais WACA), financé par la Banque mondiale, vise à renforcer la résilience des communautés du littoral de neuf pays, notamment grâce à des travaux d'ingénierie destinés à limiter l'érosion côtière. Un récent dossier (a) soumis au Panel d'inspection de la Banque mondiale portait sur deux sous-projets du WACA au Togo et leurs conséquences sur les moyens de subsistance des pêcheurs. De même, le Bureau de médiation, de conformité et de conseil de la Société financière internationale (IFC) et de l'Agence multilatérale de garantie des investissements (MIGA) examine actuellement plusieurs affaires relatives à des incidences sur le climat, notamment une plainte déposée par plus de 100 groupes de citoyens et 19 communautés, qui dénoncent les conséquences locales et climatiques de 19 centrales à charbon en projet ou en activité aux Philippines.

 

Une approche centrée sur les droits humains pour un problème mondial

David Hunter, professeur au Washington College of Law de l'American University, explique que l'approche des droits humains, sur laquelle reposent les mécanismes de redevabilité indépendants (MRI), peut être appliquée aux projets de développement ayant un impact sur le climat : « Les engagements pris par les pays en matière de climat peuvent être mis en vigueur dans le cadre du droit national. Nous pouvons établir un lien entre les effets du changement climatique et les atteintes aux droits humains des populations locales, et les MRI peuvent s'appuyer sur cette interrelation pour montrer comment les modifications du climat ont aggravé les préjudices subis par la population locale. En outre, le changement climatique doit désormais être pris en compte tout au long du cycle de vie du projet, sous peine d'entraîner le dépôt de plaintes auprès des MRI. Que le préjudice ait été causé par le projet ou par le changement climatique ne fait pas de différence pour la communauté concernée et ne devrait pas en faire pour les MRI. » Même lorsqu'il est difficile d'établir un lien de causalité entre des projets spécifiques et les effets du climat, poursuit M. Hunter, les MRI peuvent faciliter un dialogue axé sur l'amélioration des conditions de vie des populations locales, sans avoir à prouver que le changement climatique, une mauvaise planification du projet ou les deux sont à l'origine des dommages.

Sonja Derkum, responsable du Mécanisme de recours indépendant (MRI) du Fonds vert pour le climat (GCF), précise : « Une plainte traitée dans le cadre de la résolution des différends peut constituer un point d'entrée pour discuter et tenter de remédier aux problèmes qui se posent en raison d'un projet particulier. Parfois, le cadre de la discussion sera limité aux effets avérés ou potentiels liés au projet ou aux plaignants. Dans la plupart des cas cependant, les conséquences du changement climatique dépasseront le cadre du projet et des plaignants. Le caractère public de la discussion devrait permettre d'inclure les acteurs concernés — comme nous le faisons pour les procédures de résolution des différends du MRI —, afin que le dialogue et les solutions trouvées dans le cadre de ce processus associent le plus grand nombre possible de parties prenantes. » Par ailleurs, Mme Derkum précise que « l'examen de conformité permet d'analyser la politique et les pratiques d'une institution financière donnée et de ses partenaires financiers, en ce qui concerne la manière dont ils s'acquittent de leurs engagements relatifs au changement climatique. L'examen de conformité peut clarifier le processus décisionnel et, avec un peu de chance, stimuler le changement institutionnel là où les politiques souffrent de lacunes mineures ou plus importantes. »

La conduite de la procédure de traitement des plaintes peut avoir un impact considérable sur les incidences du changement climatique. Dans le cadre d'une médiation, des accords plus élaborés peuvent être trouvés pour tenir compte de la multiplicité des parties prenantes dans les affaires liées au climat. Comme le souligne Wolf von Kumberg, arbitre et médiateur indépendant chez Arbitra : « La médiation ne se limite pas au processus de discussion. C'est aussi la processus de la conception du processus lui-même, et les médiateurs sont compétents dans ce domaine et dans la gestion du processus jusqu'à ce que l'on parvienne à une résolution. La médiation peut s'adapter à chaque situation, ce qui lui confère un large champ d'application pour les questions climatiques. »

 

Application et actualisation des dispositifs de sauvegarde

De nombreux praticiens insistent sur la nécessité de mettre en œuvre correctement les mesures de sauvegarde existantes au sein des IFI. En effet, la plupart des plaintes relatives aux projets de développement des énergies conventionnelles et renouvelables se fondent sur les mêmes motifs : absence de consultation et de communication d'informations, indemnisation pour les terres, déplacement de communautés et perturbation des moyens de subsistance traditionnels. Scott Adams, spécialiste du règlement des différends au sein du Mécanisme de redevabilité de la Banque mondiale, déclare : « Les projets de transition vers les énergies propres et d'adaptation et de résilience au changement climatique peuvent soulever les mêmes problèmes que n'importe quel grand programme de développement. Il se peut qu'en remédiant à un problème, nous en provoquions d'autres qui n'existaient pas auparavant. Ce sont des sources de conflit potentiel et, dans le cas des projets de la Banque mondiale, donner lieu à des plaintes. En tant que médiateurs et facilitateurs, nous pouvons réunir les parties prenantes, mettre au jour ces problèmes et essayer de trouver une solution qui convienne à tout le monde. »

Les impacts du changement climatique dépasseront le cadre des projets locaux, de sorte que les IFI devront adapter et améliorer les dispositifs de sauvegarde existants, tandis que les MRI devront acquérir les compétences nécessaires pour pouvoir vérifier la conformité à ces modifications. D'ailleurs, de nouvelles approches et lignes directrices sont élaborées par les IFI. Il s'agit soit de répondre aux besoins croissants en énergies renouvelables (à l'image du Mécanisme pour une exploitation minière adaptée à l’action climatique mis en place par la Banque mondiale en 2019), soit de réduire les émissions de gaz à effet de serre dans les industries lourdes actuelles (par exemple, IFC travaille à la décarbonation de l'industrie du ciment).

À cet égard, certains MRI peuvent être mieux placés que d'autres pour traiter les plaintes relatives au changement climatique. Sonja Derkum décrit les priorités du mécanisme qu'elle dirige (IRM), qui découlent de celles du Fonds vert pour le climat : « Le changement climatique est intégré dans tous les aspects de la programmation et des opérations du GCF. Le Fonds met l'accent sur les résultats concrets en matière d'atténuation et d'adaptation. On peut sans doute considérer qu'il s'agit d'une priorité tout aussi importante que le retour sur investissement. » Elle ajoute : « La manière dont les IFI interprètent les objectifs liés au climat dans leurs évaluations des risques influencera considérablement l'intégration des considérations climatiques dans ces institutions. » En outre, le mandat de ce MRI est élargi à deux dimensions qui renforcent sa capacité à détecter les problèmes et à résoudre les différends à un stade précoce des projets climatiques : premièrement, il consacre une partie de ses ressources au renforcement des capacités des mécanismes de recours locaux et, deuxièmement, contrairement à la plupart des autres mécanismes, il est en mesure de s'autosaisir (plutôt que de traiter uniquement les plaintes déposées par des parties externes), aidé en cela par son suivi médiatique des projets du GCF.

D'autres IFI, comme la Banque asiatique de développement (BAsD), sont en train de réviser les dispositifs de sauvegarde à l'aune desquels les MRI évalueront leurs projets. Un projet de cadre environnemental et social est actuellement en phase de consultation. Il accorde une place importante au changement climatique, avec des exigences à respecter obligatoirement par les projets, conçues pour « éviter et, en cas d'impossibilité, minimiser, atténuer et compenser les impacts négatifs des projets de la BAsD sur les populations et l'environnement, en prenant en compte les risques liés au changement climatique ».

Kate Geary, codirectrice de Recourse, évoque « la « danse » entre les mandats des MRI et les instruments qu'ils peuvent utiliser », mais souligne également les opportunités offertes par les défis climatiques et les augmentations massives du financement climatique pour réaliser les objectifs des IFI. Selon elle, le moment est venu pour les MRI de demander un mandat élargi et des ressources proportionnées afin de garantir la redevabilité vis-à-vis des populations locales.

Cependant, Dustin Schäfer, chef de l'équipe IFI à Urgewald, met en garde : « Il est évident que les IFI vont dépenser plus d'argent plus rapidement, mais je ne vois pas assez d'efforts déployés au sein des institutions pour traiter le risque supplémentaire que cela implique, en particulier si, comme prévu par la Banque mondiale, elles interviennent dans des États fragilisés par un conflit. Plus généralement, les IFI considèrent la redevabilité comme un obstacle à un décaissement plus rapide et à des volumes de prêts plus importants, et je ne pense pas que la culture institutionnelle et les incitations soient encore en place pour s'assurer que non seulement l'impact sur le développement de chaque dollar dépensé soit effectif, mais aussi pour éviter que cet investissement ne soit miné par des conséquences négatives. »

 

Élargir le périmètre de la redevabilité

The World Bank
Ain Beni Mathar Integrated Combined Cycle Thermo-Solar Power Plant, Morocco. Photo: Dana Smillie/World Bank, CC BY-NC-ND 2.0 DEED
La nature même du changement climatique exige que les projets intègrent des approches résilientes et des infrastructures adaptatives pour une durabilité à long terme. Cela concerne en grande partie la planification et la conception des projets. Lorsque les requérants déposent une plainte au cours de la phase de planification d'un projet, il peut être possible pour les responsables d'apporter des modifications afin d'améliorer la résilience au changement climatique et, pour le MRI, de demander des comptes à l'institution mère et éventuellement de tirer des enseignements plus larges. David Hunter explique : « Les MRI peuvent apporter une expertise qui aide les deux parties à comprendre les tendances en matière de planification de la résilience à long terme. En fait, la planification adaptative pourrait être proposée en tant que service optionnel. »

La plainte déposée dans le cadre du projet WACA d'investissement dans la résilience au Togo, par exemple, a permis au Panel d'inspection de la Banque mondiale de mieux comprendre comment les impacts du changement climatique peuvent être liés aux évaluations de projets et aux enquêtes de conformité du Mécanisme de redevabilité. Dans un billet de blog, le président du Panel, Mark Goldsmith, précise ce qui suit : « [L]a combinaison des impacts du changement climatique (dans ce cas sur les taux élevés d'érosion côtière) et des activités humaines peut poser des problèmes supplémentaires pour la préparation des principaux instruments de sauvegarde des projets, tels que l'évaluation de l'impact environnemental et social (ESIA) et les plans d'action pour la réinstallation (RAP).... Ces taux d'érosion élevés peuvent signifier que la zone considérée et les impacts potentiels associés pour un projet donné peuvent changer entre le moment où l'analyse ESIA est effectuée et le moment où la construction commence ; il existe ce que l'on pourrait appeler une "base de référence mobile", et tout RAP potentiel devrait prendre cela en compte. »

Selon Wolf von Kumberg, les IFI seront impliquées à la fois dans le financement de nouveaux projets d'énergie renouvelable et dans la décarbonation des infrastructures plus anciennes. Par conséquent, « la médiation peut être structurée de manière à être utilisée, non seulement lorsqu'un problème survient, mais potentiellement aussi lorsque le projet est discuté, car les personnes qui ont reçu une formation de médiateur peuvent également faciliter la discussion dès le début des projets ». L'implication précoce des parties prenantes est essentielle, car elle peut être déterminante dans la résolution des problèmes, avant que la confiance soit rompue et que les communautés concernées subissent des préjudices.

En ce qui concerne les compétences spécifiques aux industries extractives, Kate Geary pointe les risques croissants que posent les minéraux de la transition énergétique, en particulier pour les terres autochtones, et les implications pour les MRI : « Je pense que le renforcement des compétences en matière de droits des populations autochtones et la manière de les impliquer dans la médiation ou dans les études de conformité, ainsi que l'expertise en matière de biodiversité, sont des domaines qu'il faudra développer. » Évoquant un processus de résolution des différends actuellement examiné par le CAO et relatif aux impacts de l'exploitation de la bauxite en Guinée (un composant essentiel des véhicules électriques), elle souligne l'importance du partage des bénéfices pour les communautés et la façon dont nous devrions tirer les leçons des projets passés pour éviter un « extractivisme vert ».

Renforcer les capacités, tirer des enseignements et les diffuser, et plaider en faveur d'un mandat élargi est corrélé aux ressources dont disposent les MRI dans le contexte d'IFI « plus grandes et plus efficaces » ainsi qu'à la volonté politique des actionnaires de les leur fournir. À cet égard, Dustin Schäfer est conscient des demandes contradictoires auxquelles les MRI sont confrontés. Il estime toutefois que les IFI doivent changer leur approche en matière de redevabilité et considérer leurs MRI comme une ressource indépendante qui peut être utilisée pour améliorer les processus et détecter les problèmes à un stade précoce — à l'image de sa propre institution, Urgewald, qui fournit aux IFI des résultats de recherches indépendantes. Il ajoute : « Nous savons tous qu'il s'agit d'un défi de taille, mais pour faire face à la complexité du changement climatique, les IFI doivent garder un œil sur le terrain et ne doivent pas ignorer les preuves issues des enquêtes de conformité. »

Enfin, David Hunter considère l'un des premiers résultats de la COP28 comme un modèle potentiellement précieux pour les communautés les plus touchées par le changement climatique, à savoir le fonds « pertes et dommages » : « Ce fonds est avant tout un dispositif de réparation en l'absence de faute pour les victimes du changement climatique ; il devrait être possible de créer un fonds similaire pour les pertes et les dommages causés par les projets de développement financés par les banques. Pour certains de ces projets, il suffit de pas grand-chose pour aider les personnes touchées. Si nous considérions que, plutôt qu'une obligation légale, il existe une obligation morale liée au développement de ne pas imposer tous les coûts à une communauté pour un bénéfice plus large, on pourrait imaginer un processus de règlement des différends à même d'utiliser ce type de financement — appelons-le fonds de développement — pour faciliter un accord ou pour que la conformité permette aux communautés de réclamer une compensation. »

Le changement climatique pose d'immenses difficultés aux populations du monde entier, mais des solutions créatives sont mises au point dans tous les domaines par les institutions qui s'efforcent de remédier à ses effets. Les MRI devront eux aussi évoluer en fonction des problèmes, anciens et nouveaux, qu'ils rencontrent s'ils veulent remplir leur mission, à savoir servir les communautés en butte non seulement aux conséquences du changement climatique, mais aussi aux effets des efforts d’atténuation et d'adaptation.

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