INTERVIEW
09 avr. 2024

« Le sens de la redevabilité est définit par chaque membre d'une communauté affectée, et c'est ce que nous souhaitons, une redevabilité guidée par la communauté. »

Les réflexions de la nouvelle directrice exécutive d'Accountability Counsel sur ce que les mécanismes de redevabilité et les organisations de la société civile doivent faire pour servir les populations locales.

The World Bank

Margaux Day, directrice générale d'Accountability Counsel. Photo gracieuseté de Margaux Day.

Jennine Meyer

Avocate et personnalité bien connue dans le monde de la redevabilité sociale et environnementale, Margaux Day est devenue directrice exécutive d'Accountability Counsel en février 2024. Après avoir été directrice des politiques de l'organisation pendant quatre ans, elle fixe aujourd'hui un cap ambitieux pour réaliser l'objectif d'Accountability Counsel : accompagner les personnes lésées par des projets financés par des fonds internationaux dans leur quête de justice. Récemment, elle a partagé sa vision avec Accountability Matters et évoqué les défis à venir pour les mécanismes de redevabilité. Les communautés affectées par des investissements sont à l'évidence au cœur de la réalisation de cette vision. « À la question de savoir quel est le sens de la redevabilité, la réponse est multiforme, et ce sont les personnes les plus touchées qui doivent apporter cette réponse », explique Margaux Day. Le texte de cet entretien a été retravaillé par souci de concision et de clarté.

 

Pouvez-vous nous décrire votre parcours professionnel jusqu'ici et ce qui vous a décidé à vous consacrer à la redevabilité ?

Ce dont j'étais sûre dès le début, c'est que je n'avais pas envie d'un travail classique d'avocate et que je préférais de loin agir pour aider les clients à mener leurs propres actions. À vrai dire, les choses n'ont pas été si simples. Je suis la première avocate de ma famille et j'ai donc dû m'essayer à plusieurs activités juridiques pour savoir ce que je voulais faire et ce que cette profession signifiait pour moi.

Mais avec le recul, je pense pouvoir dégager un fil conducteur et voir que mon intérêt pour la redevabilité s'est éveillé très tôt. Par exemple, ma thèse de doctorat portait sur la question suivante : « Comment pouvons-nous savoir si l'aide internationale profite réellement aux personnes auxquelles elle est destinée ? »

 

Quels sont vos projets pour Accountability Counsel ? Qu'espérez-vous accomplir ?

Globalement, nous aspirons à un monde où toutes les institutions financières soient redevables vis-à-vis des personnes sur lesquelles elles ont un impact. Nous avons des projets ambitieux pour y parvenir, en particulier pour les deux prochaines années.

Tout d'abord, nous allons conseiller les communautés qui demandent justice lorsqu'elles déposeront de nouveaux dossiers.

Ensuite, nous lançons avec beaucoup d'enthousiasme deux grandes initiatives. La première est le Guide des ressources sur la redevabilité. Il s'agit d'un site web qui expliquera le processus de redevabilité de chaque mécanisme, conçu pour les populations locales qui envisagent de déposer une plainte. Nous nous efforçons de créer un outil convivial qui aide les communautés à prendre leurs propres décisions quant à l'opportunité de déposer une plainte et à se familiariser et s'orienter dans la procédure de traitement des affaires.

Cette année, nous posons également une question fondamentale concernant notre secteur, à savoir : « Quels résultats les communautés obtiennent-elles réellement grâce à ces procédures ? » En examinant chaque plainte ayant abouti à un constat de non-conformité ou un accord de règlement des différends, nous cherchons à savoir deux choses : « Quel a été l'impact sur les communautés locales et leur environnement ? Qu'est-ce que cela implique pour notre secteur à l'avenir ? »

Par ailleurs, dans les prochaines années, nous chercherons à susciter des réformes dans le cadre d'analyses des mécanismes officiels de redevabilité qui seront effectuées ces prochaines années. La Banque asiatique de développement, la Banque asiatique d'investissement dans les infrastructures, la Banque européenne pour la reconstruction et le développement, la Banque européenne d'investissement et la Banque mondiale ont déjà entrepris — ou vont entreprendre — cette analyse au cours des deux prochaines années, et Accountability Counsel doit veiller à ce que l'exercice débouche sur des mécanismes plus efficaces pour les communautés.

Enfin, et permettez-moi de souligner ce point, nous sommes enfin en passe de convaincre la Société de financement du développement international des États-Unis (DFC) et l'Agence américaine pour le développement international (USAID) de mettre pleinement en œuvre leurs mécanismes de redevabilité.

Nous promettons des résultats ambitieux parce que notre mission est plus urgente que jamais. Nous constatons en effet que des institutions financières prêtent davantage d'argent plus rapidement, certaines sous couvert d'un label douteux de financement climatique, mais la redevabilité ne suit pas.

 

Quel est le rôle d'Accountability Counsel par rapport à de plus petites organisations de la société civile ?

The World Bank
Margaux Day s'exprimant lors d'un événement du Global Network of Public Interest Law (PILnet). Photo gracieuseté de Margaux Day.
Nous avons une équipe de 20 avocats éminents, et le fait que nous soyons considérés comme petits ou grands dépend de la personne à qui l'on s'adresse. Quoi qu'il en soit, aucune organisation ne peut à elle seule faire tout le travail, quelle que soit sa taille. Nous ambitionnons un changement profond par lequel les personnes qui subissent les conséquences de décisions seront les véritables décideurs. Ce qu'il faut pour transformer le modèle actuel et concrétiser cette ambition ne peut pas se faire seul. D'un point de vue éthique ou simplement réaliste, aucune organisation ne peut s'en charger seule.

Nous travaillons en partenariat avec des organisations de la société civile du monde entier, dans le cadre du mouvement plus large en faveur d'un développement piloté par les communautés. Et nous constatons que, pour nos activités, pour nos recherches et pour notre plaidoyer politique, nous sommes plus efficaces quand nous collaborons et que nous agissons ensemble. Donc oui, il y a une raison éthique et morale de ne pas agir seul. Mais c'est aussi une question d'efficacité : nous sommes plus forts ensemble.

Notre communauté mondiale de défenseurs a un impact considérable, et nous devons en être fiers. Nous allons à l'encontre des pratiques établies et de systèmes bien ancrés, ce qui signifie que chaque victoire est durement gagnée.

 

Les mécanismes de reddition de compte indépendants ont souvent du mal à informer les populations locales des options possibles pour déposer une plainte auprès d'eux. Que peut faire la société civile pour combler cette lacune et pour soutenir les communautés, et quelles sont les difficultés dans ce domaine ? Que peuvent faire les mécanismes concernés pour mieux se faire connaître des communautés ?

Les gens qui doivent pouvoir accéder à des mécanismes de redevabilité ont des familles, des emplois, des loisirs... En d'autres termes, les communautés ont une vie, et lorsqu'elles sont lésées par la finance internationale, elles sont placées dans une situation qu'elles n'ont pas choisie. Les communautés avec lesquelles nous travaillons sont des défenseurs de leur cause stimulants et exceptionnels, mais souvent elles ne veulent pas jouer le premier rôle.

C'est là qu'interviennent les organisations de la société civile. Nous avons le privilège d’en faire notre métier. Nous pouvons soulager les communautés qui ne devraient pas avoir à supporter ce fardeau. La société civile plaide également pour de meilleurs systèmes afin que les populations locales ne soient pas lésées ou, lorsqu'elles le sont, pour qu'elles disposent de voies de recours plus efficaces.

Que peuvent faire les mécanismes de redevabilité indépendants pour mieux se faire connaître ? Les affaires bien menées parlent d'elles-mêmes. La question la plus fréquente que les gens nous posent lorsqu'ils envisagent de s'adresser à l’un de ces mécanismes de recours est de savoir ce qui s'est passé dans les affaires précédentes. « Qu'est-ce que je peux espérer ? » Les affaires couronnées de succès ou efficaces — ou quel que soit le qualificatif que l'on y accole — parleront d'elles-mêmes et seront partagées. Ce sont celles dont les résultats ont permis que les populations locales obtiennent certaines des réparations qu'elles méritent, quand elles ont eu le sentiment que la redevabilité était réelle et quand elles ont eu le sentiment qu'il y a une justice. Et lorsque des affaires n'aboutissent pas à ce type de résultats, l'information sera tout aussi partagée et — à juste titre — ce sera l'un des obstacles à la saisine des mécanismes de redevabilité.

 

Vous avez beaucoup voyagé tout au long de votre carrière. Quelles sont les initiatives de sensibilisation les plus innovantes que vous ayez observées ?

Le principal obstacle à l'accès aux mécanismes de redevabilité est que les gens n'en connaissent pas l'existence. Et puis il y a une multitude d'autres obstacles. C'est pourquoi j'ai une telle estime pour les mécanismes qui prennent ce travail de sensibilisation au sérieux. C'est fondamental.

Néanmoins, une bonne information sur les mécanismes de reddition de compte indépendants ne devrait pas reposer uniquement sur ces mécanismes ou sur la société civile. Même si je félicite les entités qui font ce travail de sensibilisation, nous ne devrions pas toujours nous retrouver en première ligne. Les banques et les clients devraient aussi faire la promotion des mécanismes de recours, en tant qu'outils essentiels de bonne gouvernance, mais c'est rarement le cas.

En matière de sensibilisation, je ne pense pas qu'une seule initiative innovante, originale ou intéressante soit la solution. Cela dit, nous avons constaté que les actions de sensibilisation impliquant des organisations locales de la société civile qui ont l'expérience du mécanisme sont plus efficaces, car elles permettent aux communautés de mieux comprendre ce qui va se passer. Les mécanismes de recours peuvent expliquer le processus, ils peuvent l'expliquer honnêtement, parler des difficultés et des limites et gérer les attentes. Toutefois, il est important que les organisations de la société civile ou les défenseurs des communautés aient ensuite la possibilité de dire : « C'est comme cela que nous avons vécu le processus » ou « Quelque chose n'a pas fonctionné la dernière fois, mais voici ce que cela nous a appris. Voilà comment nous nous y sommes pris et ce que nous avons découvert pour faire mieux à l'avenir ». Chaque fois qu'Accountability Counsel et d'autres organisations ont pu participer à des évènements de sensibilisation, nous avons constaté une évaluation plus réaliste et plus juste, mieux à même de démontrer aux communautés ce qu'elles peuvent attendre du processus.

 

Apparemment, il n'existe pas de définition unique de la redevabilité, qui prend des sens différents selon les personnes. Comment la définissez-vous ?

Il ne devrait pas y avoir de définition unique, car le sens de la redevabilité, c'est chaque membre affecté de la communauté qui le lui donne, et c'est ce nous recherchons, une redevabilité guidée par la communauté. Cela signifie que les communautés touchées doivent co-concevoir les réparations ou la responsabilité avec les bailleurs de fonds. Dans la pratique, nous savons que cela peut prendre différentes formes. Par exemple, revoir la conception d'un projet afin d'éviter tout préjudice ; ou présenter des excuses et reconnaître les erreurs commises ; ou encore attribuer des terres, organiser des formations sur les moyens de subsistance, créer des emplois, assainir des sources polluées et verser des indemnités. Cela peut aussi consister, pour les institutions, à tirer les leçons de leurs erreurs et à modifier leurs pratiques pour l'avenir.

La raison pour laquelle nous nous posons tous la question du sens de la redevabilité, c'est que la réponse est forcément multiforme, et ce sont les personnes les plus touchées qui doivent apporter cette réponse. C'est là toute la force d'un mécanisme efficace. Un mécanisme de redevabilité est un outil qui permet de dire leur vérité à ceux qui détiennent le pouvoir. Un mécanisme de redevabilité ouvre une voie par laquelle les personnes concernées peuvent dire : « Voilà ce qui nous est arrivé, et voilà ce dont nous avons besoin. »

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